IV

LA PROPOSITION

Ses potesses l’ont peut-être surnommée « Feu-aux-fesses », mais elle n’est pas de formule 1, la Molly.

Oui, bon, c’est de la piaffante pouliche qui ne renâcle pas à l’ouvrage et qui préfère un coup de bite à un coup de grisou. Une solide gagneuse maîtresse d’elle-même et des autres, ça surtout. L’élan, elle le possède et la manière délicate de rendre sa tulipe carnivore ; drôlement captatrice du frifri, la chérie. C’est un acquis professionnel, ça : l’étranglement modulateur. Je serais de mauvaise foi si je la réputais médiocre bouillaveuse. Voilà une personne qui sait brosser et qui te vide les sœurs Brönté 3 sans barguigner, ou alors très peu. Mais cela dit, et justice lui étant rendue, il ne s’agit pas de la réputer Greta Garbo du radada, Molly. C’est pas la Sarah Bernhardt du traversin. Tu vois, le « Gault et Millau » de la tringle lui octroierait un 11/20 d’estime, assorti d’un commentaire de ce tonneau : Des plats de brasserie y côtoient quelques heureuses initiatives qui, hélas, ne vont pas au bout de leurs ambitions. Service aimable mais un peu lent. Le décor gagnerait à être plus discret. Ouvert jour et nuit.

Certes, je devrais, par charité chrétienne, lui fournir une prestation à la hauteur de cette réputation française qui nous a fait tant de mal (car on attendait toujours de nous plus que nous pouvons fournir), mais j’ai la flemme. Et puis quoi, elle m’inspire pas lulure. Y a quelque chose d’irlandais qui lui subsiste : sa rousseur et l’odeur qui en consécute. Elle a beau s’asperger de parfums surchoix, made in France, elle continue de fouetter en catimini. Toute l’Arabie, mais reniflée côté chameaux. Manière d’agrémenter, on se finit la séance à la duc d’Aumale ; à savoir que messire Tonio est allongé languissamment sur le dos, les mains derrière la nuque (donc, devant, en réalité) et qu’il se laisse chevaucher par mam’selle Molly, laquelle lui présente sa contrebasse et ses omoplates, avec, en prime, sa coiffure toute en tire-bouchons serrés, façon afro (ou affreux). Et hue dada, le coche et la mouche ! Tandis qu’elle m’emmitoufle le Nestor de ses meules gaillardes, j’ai le regard qui furète dans la pièce. Moi, je peux très bien mener plusieurs occupations simultanées. Je considère tout ce luxe clinquant pour marchands de bœufs ou de cacahuètes en gros. L’épate pour l’épate. Y a de la naïveté dans ce délire à grand spectacle. C’est sommaire, en fait, dans sa hideuse fastuosité. Les Ricains, je vais te dire, ce qui leur manque, c’est le raffinement. Ils confondent Versailles avec le Casino de Paris. Mes yeux sagaces se posent et s’attardent sur le lustre central : une dinguerie de verre blanc censée représenter une corbeille de lys à l’envers. Et alors, comme je suis un type drôlement plus intelligent que ses pieds, je constate une légère anomalie à l’un des lys. Et ça me fait sourire de pitié, vu que des machins aussi simplistes, on les trouvait déjà dans les films de M. Borderie à ses débuts. La mère Molly s’emballe du fion, pique de mes deux, les mains appuyées sur mes genoux obligeamment remontés à sa portée. Elle déclame la tirade du fade, peut-être pour me faire plaisir, j’en sais rien et je m’en fous. Mézigue, pas contrariant, de lui donner la réplique sur l’air de : « T’as qu’à parler pour être servi. » Et bon, voilà, merci du voyage.

Je lui décerne les compliments qu’elle espère, la bisouille qui va de soi et la claque meulière idoine. Elle récupère ses loques, se saboule, part. Je l’escorte galamment aux ascenseurs.

— Où puis-je te joindre, petite fleur d’extase ? lui demandé-je avant de la quitter.

Elle sort de son sac-bandoulière une carte de visite mauve, de toute beauté, sur laquelle sont imprimés, en rose, son prénom et un numéro de bigophone. Bye bye baby.

Fin du coït de bienvenue à Santantonio.

Allongé dans un fauteuil blanc, les pinceaux sur une fourrure immaculée, je me paie une légère somnolence propice à la réflexion.

Y a matière à.

Parce qu’enfin, tout cela est plutôt glandu, selon moi qui suis une personne de confiance.

Notre rencontre saugrenue avec le Dr Morton. La dame blonde qui me prévient obligeamment que ledit appartient à la C.I.A. L’engagement des Bérurier comme cobayes. Mon envoi comme « auditeur libre » pour étudier sur place le calme déconcertant de Noblood-City, phénomène social qui déconcerte et passionne tous les hommes travaillant pour la répression du banditisme. L’accueil qui m’est fait dans cette cité. Et puis ce micro à la noix, suspendu dans l’un des lys.

Un vrai conte de fée Carabosse. Je pige mal le pourquoi du comment. Le plus sage est d’attendre. Je n’attends pas longtemps. A peine viens-je de m’assoupir pour de bon que le ronfleur du téléphone retentit. Je cueille l’espèce de champignon blanc posé sur la table basse.

— J’écoute ?

— Pardon de vous déranger, sir, mais Martin Fisher, le chef de la police de Noblood-City est dans le hall, il serait ravi si vous pouviez le recevoir.

— Naturellement, qu’il monte !

Je regagne mes souliers, remonte le nœud de ma cravate. Je sifflote, content de cette visite qui va peut-être m’aider à y voir plus clair.

La musique d’ambiance diffusée par la phonie de l’appartement est agréable. Douce et riche en cordes, elle te veloute l’âme. T’imagines la mer d’émeraude, bordée de palmiers, avec du sable doré et le soleil qui se couche. Ou bien, si tu es poète, tu crois voir M. Jean-François Revel, habillé en archange, en train de te lire son dernier article de l’Express dans un grand jardin exotique plein de meubles coloniaux, comme dans Emmanuelle. Vraiment, c’est de la zizique ensorceleuse, tiède comme le sang qui circule sous la peau d’une femme aimée.

On zonzonne à ma lourde.

Je prie d’entrer.

Un éléphant habillé d’un complet blanc et coiffé d’un feutre pour cow-boy de salon entre dans mon fastueux domaine.

Quand je te dis un éléphant, c’est parce qu’il n’existe pas, sur ce malheureux globe en carambouille, d’animaux à pattes plus gros que cet aimable pachyderme.

Je n’ai encore jamais rencontré un homme plus gigantesque que le type qui me rend visite.

Si on prend les chefs de police au poids, à Noblood-City, ce gonzier est assuré d’occuper le poste jusqu’à la fin de ses jours. Il est haut comme les ongles du général de Gaulle quand il se déguisait en « V » majuscule. Lui, s’il faisait le « V », voire seulement le « Q », ses battoirs toucheraient le plaftard. En comparaison, Béru ressemble au nain Piéral. Tout le reste est à lavement, ou l’avenant si t’es diarrhéique. Son tour de taille est celui d’un baobab, ses joues évoquent le derrière d’une caissière de brasserie, ses paluches jointes serviraient de couvercle à une lessiveuse. Tiens : ses yeux ! Deux phares de Rolls 1020. Bleuâtres, avec des striures sanglantes. Quant à soi, pif, c’est franchement une trompe.

L’homme s’avance et quand on le mate en plan rapproché, on se demande comment il a pu passer par l’encadrement de la porte.

— Hello ! me dit-il d’une voix brumeuse comme un automne anglais.

— Hello ! ne manqué-je pas de lui rétorquer avec mon esprit d’à-propos habituel.

J’ai le fâcheux réflexe de lui tendre ma main, sans réfléchir. Ma chère dextre disparaît dans de la viande rose et froide au contact désagréable. Lorsque Martin Fisher me la rend, je la regarde avec appréhension, pensant qu’elle ne me sera plus jamais du moindre usage, et pourtant si : il me reste toujours cinq doigts. Je tente de les mouvoir. Au début c’est presque impossible car ils sont compressés comme un chef-d’œuvre de César, et puis ça se remet à fonctionner et j’en remercie Dieu du fond de l’âme.

Fisher regarde autour de lui, à la recherche d’un siège à son échelle. N’en trouvant pas, il choisit de s’asseoir sur le lit.

Il n’y fait qu’un bref séjour car presque aussitôt, il se lève pour aller fermer le débit sonore de la phonie.

— Je suis navré, me dit-il, mais j’ai une foutue horreur de la musique : elle m’empêche de parler.

— Ce serait dommage, conviens-je.

Car, en effet, une telle masse d’homme muette perdrait de son intérêt.

Martin retourne confier à mon plumard les quelque quatre cents livres qui le composent.

J’sais pas si tu te rappelles l’assassinat de Lee Oswald et la photo qui en fut prise ? On y voit le meurtrier de Kennedy morfler ses questches entre deux poulagas. L’un d’eux est un gros zig ventru, avec un bitos à large bord. Pour te faire une idée de Martin Fisher, évoque la silhouette de ce mec et multiplie-la par quatre, d’accord ? Maintenant, c’est mon matelas qui fait le « V » gaullien. Dedieu, ce tas de bidoche ! J’arrive pas à me rassasier l’œil. C’est époustouflant une telle masse. Pour se fringuer, cézigue, il doit pas draguer au rayon garçonnet de la Samaritaine, je te le dis ! Son tailleur lui fabrique ses grimpants dans des parachutes, je vois mal autrement.

— Content de vous connaître, San-Antonio, il me virgule du fond de ses muqueuses. On nous a dit que vous étiez un drôle de type, futé et tout.

Je rigole.

Il lève son sourcil gauche et son phare de Rolls devient un bouclier de C.R.S.

— Pardonnez-moi, monsieur le chef de la police, lui dis-je, mais je ris en pensant que vous m’avez envoyé une corbeille de fleurs, quand on vous voit, ça déconcerte.

Je désigne l’objet évoqué. Il y braque un regard plus collant que de la résine de pin.

— Oh, oui, c’est mon service des relations publiques, fait-il avec l’air de s’excuser.

— Il fait bien les choses. Le micro, dans le lustre, c’est également une attention de sa part ?

Il suit la direction indiquée par mon index et hoche la tête.

— Non, ça fait partie de l’installation de l’hôtel. Du moins je suppose. Chez nous, on dispose, Dieu merci, de moyens beaucoup plus perfectionnés pour écouter les conversations des gens. D’ailleurs je vois pas pourquoi on s’occuperait des vôtres. Cela dit, vous êtes well ?

— Tout ce qu’il y a de well, monsieur le…

Il me coupe :

— Je m’appelle Martin, vous allez pas me balancer du monsieur le chef de la police jusqu’au jugement dernier ?

— Certes pas, cher Martin.

On se regarde encore un brin, sans tendresse ni joie excessive, comme deux forbans se jaugent avant de se lancer en commun dans une arnaque.

— On est content de vous avoir ici, assure-t-il.

— Je ne suis pas mécontent d’y être, confirmé-je aimablement. Il paraît que votre patelin offre deux sources d’intérêt exceptionnelles : on y baise de moins en moins et on n’y tue plus du tout. Vous occupez un poste de tout repos, non ? C’est la vie de château. Vous pouvez vous consacrer toute la journée à votre collection de timbres-poste.

Il a un clapotis de bajoues qui s’achève en sourire.

— Presque, sauf que je collectionne les bouteilles de vin plutôt que des timbres, San-Antonio.

— Vous les videz, j’espère ?

— Pas toutes.

Il ahane et prend dans la poche supérieure de sa veste un cigare gros comme… tu vois ma bite ? Eh bien, presque !

Il l’allume au moyen d’un briquet dont la flamme fait penser à la raffinerie de Feyzin, la nuit.

— C’est un truc pas ordinaire, hé, une ville sans criminels ?

— De nos jours ça n’a pas de prix, conviens-je.

— Putain, ce que ça peut les tracasser, tous, le gouverneur en tête ! Ils oublient simplement de songer que j’ai équipé ce damné bled d’une infrastructure policière impec. A mes débuts ici, y avait du grabuge. Seulement, le petit Martin a pris les dispositions qui convenaient. Alors à présent, le bourgeois roupille en paix et on me serine que ça vient de l’air, de l’eau, ou de la radioactivité de ceci et de cela. Y en a même qui ont découvert la formation d’un micro-climat depuis qu’on a constitué le lac artificiel. Martin, il se fend la gueule, mon vieux. D’une oreille à l’autre.

Et il émet une bourrasque qui manque me renverser : un rire. Un rire dodu, made in son bide. Si t’as jamais entendu le cri de la baleine perforée par le harpon, viens un peu, je t’attends.

Moi, pas contrariant, je lui joue chorus à la flûte baveuse.

— Je me doutais un peu de la chose, Martin, car les Français sont cartésiens.

— Ils sont quoi donc ? s’inquiète le surobèse.

— Cartésiens.

— Ça vient de l’alimentation, non ?

— Spirituelle, oui. Bon, la non-criminalité est de votre fait, bravo. Mais la non-bandaison, hmmm ?

Là, il hausse les épaules, ce qui produit un vaste froissement d’avalanche.

— Des bruits, dit-il. Il s’est trouvé que quelques vieux bonzes sont restés sur la touche pour accréditer cette stupide nouvelle. Des maris futés qui se propagent à tort et à travers en ont profité pour jouer les court-circuités du sexe auprès de leurs mégères. Comme ça, ils sont disponibles pour les franches équipées nocturnes. Mais allez vous balader un peu, la nuit, sur la route de Philadelphie, et musardez dans les parkings et les motels, vous verrez si ça ne tringle pas dans le secteur. Vous voulez que je vous dise, San-Antonio ? Les gens adorent les foutaises et comme ils en raffolent, ils les propagent pis que la grippe de printemps.

Il se tait pour réprimer un rot. Ne le jugule pas complètement, juste au plan sonore, car une mélancolique odeur de saucisse pourrie se répand dans mon lilial appartement.

Drôle de pachyderme. Pas regardable, monstrueux. Mais malin et sûrement animé d’une volonté de fer. Ce type doit écraser tout ce qui l’importune, depuis les moustiques jusqu’à ses supérieurs. C’est un bulldozer dont la lenteur donne une idée de la puissance. En sa compagnie, je ressens une impression indéfinissable. Il me semble que ce type a besoin de moi. Ce n’est pas pour célébrer l’amitié franco-américaine qu’on m’accueille en libérateur. Il y a une intention secrète sous tout cela. Mais laquelle ? Que peut représenter un flic français — fut-il émérite, et je pèse mes mots — dans un pays suréquipé, doté de moyens ultramodernes ? Le gros sac a quelque chose à me demander, je le subodore. Il ne s’est pas dérangé en personne pour venir simplement roter les saucisses de son quatre-heures dans ma chambre.

— Puis-je vous proposer un drink, Martin ?

— Volontiers.

— Qu’est-ce qui vous serait agréable ?

— Un bourbon-vodka bien tassé.

Décidément, je me transforme en barman dans ce patelin. Je mélange les différents ingrédients.

— Avec du poivre, réclame Fisher. Avec beaucoup de poivre.

— Diantre, c’est un véritable aphrodisiaque que vous buvez là, en auriez-vous besoin ?

— Grand Dieu non, pouffe le chef de la police, je ne fais pas partie de la confrérie des paniqués du slip !

Je l’imagine sur une gonzesse. Ça doit valoir le déplacement ; elle se met un masque à oxygène, la frangine, avant de disparaître sous la viandasse du copain.

Pourquoi nie-t-il un fait reconnu par les autorités médicales ? Pourquoi s’obstine-t-il à déclarer qu’il n’existe pas de vague de frigidité et que c’est lui tout seul, par ses initiatives, qui a jugulé le crime dans sa ville ? Une ville dont la situation géographique, l’importance et la densité de la population constituent un terrain idéal pour le développement du banditisme, à l’instar (comme disaient les grands romanciers de jadis) de ses homologues américains.

Contrairement à la môme Molly 4, il n’écluse pas cul sec, mais à petites gorgées précieuses de douairière prenant son thé.

— Ça va, le dosage ?

— Impeccable.

Un silence pénible suit.

— Cher Martin, le romps-je, j’ai l’impression que vous avez quelque chose à me dire, mais que vous hésitez à me le dire ?

Il paraît un peu surpris par ma perspicacité et ma franchise.

— Il y a de ça, San-Antonio.

— Bon, ben alors allez-y : je suis le genre de type à qui on peut tout dire.

Avant de plonger, il biaise un brin :

— Qu’est-ce qui vous donne à penser que j’ai quelque chose à vous demander ?

— Ça existe, chez vous, l’expression : « ne pas être tombé de la dernière pluie » ? Elle signifie qu’on ne confond pas chaude-pisse et première communion. Si vous tenez à ce que je joue cartes sur table, ce que, pour ma part, je préfère, laissez-moi vous dire que j’ai trouvé un peu étrange la manière dont on a provoqué ma venue ici et la munificence de la réception qui m’y est faite. Je ne suis qu’un poulet français, mon bon Martin. Un fonctionnaire bien noté, convenablement rétribué, mais qui ne mérite en aucun cas d’être considéré comme le roi d’Arabie lorsqu’il se déplace. Contrairement à mes compatriotes qui sont vaniteux et crédules et qui s’imaginent encore que le Français est l’être le plus intelligent de la planète, reconnu comme tel et adulé, je n’ignore pas que les Américains se moquent de nous comme du premier tampax de leur grand-mère et qu’ils nourrissent à notre endroit autant de déférence que nous en témoignons nous-mêmes aux balayeurs malgaches de nos rues. Tout cela pour vous expliquer que je ne suis pas dupe et que j’attends la facture.

Le Gravos réprime un nouveau rot, plus malaisément que le premier. Je me jette en arrière pour éviter le rush des miasmes consécutifs. Me retiens de respirer pendant deux minutes, et me dépêche de boire une gorgée d’alcool.

— Ne parlez pas de facture, dit l’éléphantiaste en se découvrant.

Il ferait mieux de conserver son bitos car on se retient d’éclater de rire devant son crâne chauve et pointu comme un ballon de rugby. A partir de la deuxième ride frontale, c’est tout blanc comme de la chair en décomposition, alors que le reste de sa rude frime est basanée.

Ayant déposé le grand bada sur le plumard, il se lève pour accéder à sa poche revolver, laquelle, compte tenu de l’échelle du gars, est vaste comme un sac destiné à héberger cinquante kilogrammes de pommes de terre.

Il en sort une liasse de biftons verts, tout neufs, si tant tellement qu’ils sont pratiquement collés l’un aux autres.

Il s’avance d’un pas et la place en équilibre sur mes genoux.

— De quoi s’agit-il ? je demande d’un ton vachement fermé car s’il est une chose qui m’est insoutenable, c’est que quelqu’un me refile de la fraîche, en dehors de l’officier payeur de l’Administration.

— Des billets de cent, me répond Martin Pêcheur (pardon Fisher), en exhalant un soupir qui se souvient parfaitement de son dernier rot. Et il doit y en avoir cent, c’est écrit sur la bande qui les entoure. Cent fois cent égalent dix mille. Je sais bien que le dollar n’est plus ce qu’il a été, mais ça reste tout de même une somme confortable. Celle-ci, je m’empresse de vous le dire, constitue un à-valoir. Il y en aura quatre fois autant si ce que je vais vous proposer se réalise.

La cendre de son cigare lui dégouline sur le plastron. Il ne fait rien pour l’en chasser et continue de me regarder de cet air vaguement indifférent qui me porte au cœur autant que son crâne ovoïde, livide à gerber contre.

Je sens se ralentir mon circuit sanguin. Une impression de grand froid s’étale dans ma poitrine ; chaque fois que je me sens outragé, c’est kif-kif. Chaque fois que la colère gronde en moi, elle démarre par cette sensation de froid intense.

— Dites, Fisher, je pense qu’il y a maldonne, je ne suis pas un businessman, non plus qu’un mercenaire. Je ne suis pas à vendre. Je ne…

Ma voix grimpe, grimpe. Oh, mais tu sais que ça va se terminer par un grand coup de boule dans sa trompe, à Jumbo ? Tu sais que son œil vigilant et vaguement sarcastique avec ses filaments rouges me flanque de la dynamite dans les poings ?

Il m’écoute sans broncher. On dirait que ma réaction lui désimporte ; qu’elle ne le contrarie même pas. Je gueule, et il est immobile comme le mont Ventoux au clair de lune.

Heureusement, une intervention étrangère vient opportunément interrompre mon ébullition : en l’occurrence, le téléphone.

J’allonge la main vers le champignon stylisé. Une voix de femme, douce et ferme, et française par-dessus le marché, me caresse le tympan.

— Commissaire ?

— Qui est à l’appareil ?

— La blonde de chez Lipp, vous vous souvenez ? Je vous y avais donné certaine information sur le docteur Morton.

— Où êtes-vous ?

Elle a un petit ricanement frileux.

— Très près de vous, les anges gardiens ne s’éloignent jamais de ceux qu’ils ont à charge de protéger. Il faut accepter la proposition que vous fait ce gros lard, San-Antonio.

— Mais comment diantre…

Je me tais. Mon regard est parti d’instinct en direction du lustre truffé d’un chouette micro. Je pige à présent que Martin Fisher n’est effectivement pour rien dans cette installation.

— Ecoutez, commissaire, je vous ai déjà donné une preuve de mon esprit coopératif, non ? Alors faites ce que je vous conseille ; vous avez tout à y gagner, et je ne parle pas seulement d’argent.

— J’aimerais vous rencontrer au plus vite, coupé-je.

— Impossible pour l’instant, mon vieux, mais nous avons tout l’avenir devant nous, non ? Salut !

Elle raccroche. La vibration de la tonalité m’arrache à mon extase incertaine. Je suis vaguement heureux et terriblement mécontent. Heureux de sentir cette magnifique môme dans mon ombre, étendant ses ailes protectrices sur le pauvre Santonio. Furax d’être un peu un jouet entre ses doigts fuselés. Je ne m’en ressens pas pour jouer les pièces d’échecs.

— Vous semblez contrarié ? remarque le pachyderme en ôtant son cigare de sa bouche pour, de l’autre main, se fourbir la trompe entre le pouce et l’index comme le fait un fumeur pour faire briller le fourneau de sa pipe.

Je ne réponds pas.

— Rien de fâcheux ? insiste le surdimensionné.

— Non, au contraire.

Je me lève pour remplir nos verres. La liasse de dollars que j’avais oubliée choit de mes genoux sur la moquette.

Je marche sur le paquet d’images avec une sombre délectation. Moi, je vais te dire : je ne respecte pas le fric. Bon, la Société est bâtie dessus, alors je suis bien obligé de m’aligner, mais j’ai pas la vocation véritable. Je suis dépensier par dédain.

Fisher, qui guigne tout, a bien vu mon geste délibéré. Il a reniflé dans sa grosse trompe tronçonnée. Un court instant, un peu de couleur a avivé la chair gâtée de son crâne d’œuf.

Je lui ressers un bourbon-vodka, poivré par-dessus son premier qu’il n’a pas complètement éclusé. Ensuite de quoi, je sors un ya suisse de ma fouille. Ce cher couteau marqué de la croix fédérale, que ses lames multiples aux innombrables usages transforment en atelier de poche.

— Vous permettez, dis-je au chef de la Rousse en grimpant sur le lit où il vachit.

Je cueille le micro, volumineux pollen du lys de cristal au cœur duquel il niche, puis j’en sectionne le fil. Avant de redescendre, je mets le pied sur le bada à Martin. Pour rire. Il ne s’en gaffe pas et ça m’amuse de voir sa montagne de feutre tout avachie. J’ai le caractère très gosse, dans le fond.

— Croyez-vous que je serai accusé de déprédation de matériel ? je lui demande en déposant le micro décapité sur la table basse.

Il regarde l’objet, saugrenu avec sa passoire noire et sa petite armature nickelée.

— Du moment que vous ne l’emportez pas, dit-il…

Et voilà qu’iI éclate de rire. D’un bon gros rire de gros mec, copieux, gras, à flonflons. Et un court instant, il en devient sympa, Fisher, car rien n’est plus purificateur que le rire. Rien n’est plus noble. Tout individu qui rit est bon durant le temps de son rire.

Il écarte les pans de son gigantesque veston qui, pour lors, se met à ressembler à une tente militaire.

Et puis il retrouve son sérieux vaguement renfrogné.

— Vous êtes un drôle de type, San-Antonio.

— Vous trouvez, monsieur le directeur de la police ?

— Oui, je trouve. Un marrant, quoi. Un vrai.

De contentement, il lâche un bruit dont l’étrangeté me laisse à douter quant à son hémisphère d’origine. Bruit violent, sarcastique, et qui s’accompagne également d’une fâcheuse odeur de saucisses pourries.

— Je vous demande pardon, dit Fisher, les gros se contiennent mal.

— Je sais.

— Et puis je suis un môme des faubourgs, ça laisse des traces. Ce sont les gens de la haute qui se retiennent de péter. Conclusion, ils ont emmagasiné des siècles de gaz qui, à présent, les étouffe. Les grossiums agonisent, San-Antonio, y compris dans ce pays où ils sont encore les rois pour quelque temps. Et savez-vous de quoi ils crèvent ? Des pets qu’ils n’ont pas lâchés à temps.

C’est à mon tour de rigoler. Tu sais que, dans le fond, c’est un humoriste, ce gros mec ? Pas con du tout.

— Dites, Martin, c’était quoi, votre proposition ?

Il déguste une gorgée d’alcool, prudemment, comme s’il s’agissait d’un liquide brûlant.

— Commencez par ramasser ce putain de fric, San-Antonio, et par le foutre dans votre poche, ensuite nous causerons.

— Je n’en ferai rien avant que vous ne m’ayez affranchi.

Il s’emporte.

— Bon Dieu, c’est la couleur qui vous dérange, vous n’aimez pas le vert ? Ecoutez, vieux, les grands principes, pourquoi pas, ce sont les branches auxquelles on essaie de s’accrocher quand on a besoin de se persuader qu’on possède une belle conscience rayonnante. Seulement, ce que je sais et dont je ne démordrai jamais, c’est qu’un paquet de dollars c’est aussi formidable à caresser qu’un cul de fille. Votre cœur bat bougrement mieux quand vous vous collez ce cataplasme par-dessus.

Il va lui-même prendre la liasse et la feuillette.

— Ce sont des vrais, n’ayez pas peur.

Me la tendant, il ajoute d’une voix extrêmement dure :

— Si vous n’en voulez pas, je me tire, j’ai pas de temps à perdre.

— Dites donc, l’homme des faubourgs, à vous entendre on s’imaginerait mal que vous m’avez adressé cette monumentale corbeille de fleurs ! C’est le changement à vue. Du train où vont nos relations, je sens que je vais devoir me rabattre sur l’asile de nuit.

Mais sa main ne frémit pas et la liasse reste absolument immobile sous mon nez. Alors, bon, je me dis que la gonzesse du téléphone tout à l’heure était peut-être de bon conseil et je m’en saisis pour le plus vif contentement de l’éléphant-man.

— La suite ? fais-je.

— La voici, dit Fisher en fouillant dans sa poche intérieure.

Il ramène une photographie qu’il me présente à l’envers. Un sourire farceur transforme sa bouche en sexe de jument poulinière. Je retourne l’image et me trouve nez à nez avec… moi-même.

Non, je ne charrie pas, c’est tout ce qu’il y a d’authentique, de véridique, d’absolument vrai.

Moi ! Parole. Exactement moi.

Mais moi coiffé autrement que je ne suis, et portant des fringues que je n’ai jamais eues. Moi avec un autre regard que le mien. Un regard plus sombre et plus flou, moins direct, moins franco ! Toute ma vie j’ai essayé de mettre mes yeux à l’unisson de mon âme. Beaucoup trop de gens se servent au contraire des leurs pour tricher ; ils se dissimulent derrière leur regard au lieu d’en faire leur lumière extérieure.

— Ce n’est pas moi ! balbutié-je sottement.

Martin Fisher secoua sa tête et ses bafles claquent contre son crâne pelé.

— Bien sûr que non. D’ailleurs ce type pourrait sans doute être votre père car il est mort il y a seize ans.

— Qui est-ce ?

— Un Italo-américain, un certain Jimmy Fratelli, né à Palerme, mort à New York. Sa fin n’a pas été un cadeau. Il a traversé Central Park, à deux heures du matin, les deux mains crispées sur son ventre ouvert et quand on l’a trouvé, au petit jour, à peu près toutes ses entrailles se trouvaient à l’intérieur de son pantalon.

— Ça n’est pas une mort de tout repos, conviens-je sans parvenir à détacher mes yeux de mon sosie.

Ce qu’on m’apprend de cet homme m’impressionne désagréablement. Il me semble que c’est un peu de moi qu’il est question.

— Y a des mecs qui ne sont pas bordés de nouilles, malgré leurs origines, conclut Fisher, et pourtant ce Fratelli avait tout pour voir la vie en rose : du pognon à volonté et comme maîtresse l’une des plus belles femmes des Etats-Unis.

— Hélas, il avait aussi des ennemis, je suppose ?

— Faut croire.

Je rends le cliché à Martin Fisher, mais il secoue la tête.

— Non, non, gardez, ça amusera vos copains. Une ressemblance pareille, ça ne rencontre pas tous les jours.

— Merci du souvenir, mon cher, maintenant dites-moi un peu ce que vous escomptez de moi ?

— Un miracle, répond Martin.

— Ah oui ? De quel genre ?

Il rallume son cigare qui se met à puer la caserne.

— Du genre Lazare, mon vieux.